… ou, à défaut de pouvoir greffer des ailes aux trains, quelles sont, pour le passager, les perspectives de convergence des modes aérien et ferroviaire ?
Le 2 avril dernier, Air France a fermé sa route Paris CDG-Strasbourg, pour tous ses vols en acheminement d’un vol long-courrier, au profit d’une liaison en TGV affrétée par la SNCF. Concrètement, un passager peut réserver sur airfrance.com un Strasbourg-Detroit dans une transaction unique – mais le segment Strasbourg-CDG sera acheminé en train.
Ce train n’est pas réservable pour un Strasbourg-Paris en vol sec (sans long courrier après), Air France ne souhaitant pas concurrencer le segment Strasbourg-Orly qui reste disponible en avion. En quoi le service est-il nouveau pour le passager ? Comment ce service est-il mis en œuvre au sein des deux compagnies ? Serait-ce les prémisses d’une offre qui pourrait se généraliser?
Pour le voyageur, une expérience client presque conforme au standard aérien.
Air France (ainsi qu’une douzaine d’autres compagnies aériennes) a depuis plusieurs années un accord de partenariat avec la SNCF pour une offre dite « TGV Air ». Air France achète un lot de sièges sur des TGV à l’arrivée à CDG (et au départ de villes comme Bruxelles, Lille, Lyon), et les vend déjà en acheminement de ses vols long-courrier. À la différence du modèle aérien, le passager demeure actif dans le processus d’embarquement avec néanmoins certaines spécificités : pas d’embarquement de bout en bout, nécessité de s’adresser à un guichet dédié pour échanger une contremarque contre un billet TGV donnant accès au train, pas de prise en charge des bagages à l’escale.
À Strasbourg, le service « Air&Rail » prend une autre dimension, faisant table rase des limites du TGV Air : un billet électronique unique, un enregistrement de bout en bout, une prise en charge des bagages au quai TGV… avec du personnel Air France. C’est en embarquant dans le TGV que le client s’aperçoit que, finalement, le train n’est qu’un avion un peu différent des autres…
Pour Air France et la SNCF, un processus de codeshare contraignant
Le codeshare (ou partage de code) est un procédé très répandu dans l’industrie aérienne : il permet à une compagnie A (dite « marketing ») de vendre sa gamme tarifaire sur des vols d’une compagnie B (dite « operating »). Les sièges sont soit achetés à l’avance et réservés par la compagnie A (on parle de codeshare blockspace) soit réservés au fil de l’eau sans allotement préalablement défini (codeshare freeflow). Moyennant un accord bilatéral entre les deux compagnies (et une commission d’une dizaine de pourcent pour la compagnie marketing), ce type d’accord permet au marketing d’étendre son réseau à la vente par des routes qu’il n’opère pas en propre.
Mais dans le cas d’un codeshare pur aérien, c’est la compagnie B qui prend en charge à l’aéroport le passager de la compagnie A. Concrètement, le passager A va se diriger vers des comptoirs de la compagnie B pour enregistrer ses bagages. De même, en cas d’irrégularité (retard, perturbation), la compagnie B a un certain nombre d’obligations, dont celle de re-router le passager, voire de l’héberger si nécessaire.
Ces processus métier sont fondés sur des contrats de codeshare complexes et surtout sur des interconnexions standardisées entre les systèmes informatiques des deux compagnies. Elles contribuent notamment à inscrire dans le système d’embarquement de la compagnie B l’e-billet que le passager a acheté à la compagnie A (fonctionnalité dite d’ « interline »).
Le modèle retenu à Strasbourg n’est pas (encore ?) à ce niveau de maturité. La SNCF intervient pour faire rouler le train, outre le fait qu’elle gère les 90% des passagers du train qui restent ses clients habituels.
Les passagers Air France, quant à eux, sont pris en charge par du personnel Air France, dépêché en gare avec ses procédures métier et ses outils informatiques. Pour mettre en place un véritable service d’interline par la SNCF, la compagnie ferroviaire devrait répondre aux standards de l’aérien dans le but d’obtenir une identification vis-à-vis de IATA, la compensation back-office et d’autres facilités de gestion de fonctionnalités croisées entre partenaires. Air France doit donc se contenter d’un service limité au sein d’un « vol » SNCF et d’un nombre prédéfini de places réservées en blockspace, ce qui ne permet pas d’adapter en continu l’offre à la demande.
Pour Air France, ce processus reste donc un codeshare hybride et non industriel :
- Qui requiert un déploiement de moyens humains et techniques importants pour compenser sa non-conformité aux standards aériens ;
- Qui induit indéniablement un risque commercial pour Air France puisqu’il est déployé en mode blockspace.
Par opposition, c’est la souplesse et la relative facilité de mise en œuvre qui a fait le succès du codeshare entre compagnies aériennes !
Un modèle économique qui doit encore faire ses preuves
Face aux coûts générés par les contraintes évoquées ci-dessus, la question de la rentabilité du service se pose de suite.
Air France achète 100 000 sièges/an sur cette route, avec 4 rotations, soit environ 40 sièges par train, c’est-à-dire la capacité d’un appareil petit porteur type ATR-72 (modulant un taux de remplissage moyen)… qu’utilise Air France sur la route vers Orly.
En deçà de ce seuil, la réalité économique donnera la limite du modèle mais il est d’ores et déjà possible de dire que ce modèle économique n’est viable que sur les O/D (Origine/Destination) à très gros trafic. Gageons alors que ce service pourrait voir le jour dans quelques métropoles telles que Lille, Bordeaux.
Deux autres freins expliquent qu’Air France est loin de fermer ses vols domestiques Province – CDG au profit de l’« Air & Rail ». Le premier concerne le réseau ferré national, qui ne pourrait absorber tout le trafic domestique aérien, sans de lourds investissements impossibles à court terme.
Le deuxième est politique : pour les collectivités locales, l’aéroport est un vecteur d’image primordial, voire un outil politique puissant et sensible. Les élus locaux verraient d’un mauvais œil tout projet pouvant affaiblir sa fréquentation.
Chose curieuse : en 2013, malgré la perte des passagers vers CDG, le trafic de l’aéroport de Strasbourg a augmenté de 1,3% : au profit de liaisons vers la province ou moyen courrier européennes !
L’expérience de Strasbourg sera sans doute reconduite au cas par cas, dans plusieurs grandes villes. Et c’est déjà un bénéfice considérable pour le voyageur, en quête d’une prise en charge intégrée de son déplacement, porte à porte, et multimodal.
Pour plus d’informations sur le sujet, consultez Transport Shaker, le blog transport des consultants Solucom